lundi 30 décembre 2019

The Lighthouse, de Robert Eggers


Qui dit Robert Eggers dit proposition de cinéma radicale. Plus encore que The Witch écrit et joué en ancien anglais et filmé à la lumière naturelle, The Lighthouse tape dans le 1:19, tout premier format sonore, réduisant davantage la latéralité de l’image à cause de la présence de la piste son et, évidemment, un 35mm avec un noir et blanc brut au rendu superbe, texturé, granuleux, qui ajoute franchement à l’inquiétante étrangeté distillée pendant toute la durée du film.



Nous sommes en 1890, et nous nous apprêtons à suivre deux gardiens de phare, à savoir Willem Dafoe et Robert Pattinson, qui tentent de maintenir la salubrité de l’édifice bâti sur une île rocailleuse loin au large de la Nouvelle Angleterre. Le plus âgé des deux semble avoir des choses à cacher et se montre extrêmement hostile. C’est alors que les légendes racontées par Dafoe à Pattinson semblent se vérifier, et qu’une tempête approche du phare.

N’y cherchez pas une montagne-russe. N’y cherchez pas ce cinéma fait de jumpscares, de poupées maléfiques, de gonzesse à cheveux noirs qui camouflent le visage, de tueur masqué, de démon à exorciser. Comme dans The Witch, l’horreur s’immisce peu à peu dans le quotidien de ces personnages, lentement, insidieusement, et même plus encore, l’horreur s’annonce dès le premier plan où ce bateau s’approche de l’île en perçant la pénombre et le brouillard, faisant penser à celui qui pèse autour de Silent Hill et dont on ne sort jamais une fois entré. Il s’agit là d’un véritable film d’horreur, qui n’est pas seulement une façon de traiter le film mais qui en est un thème à part entière. L’île, le phare, la lumière, les gardiens, les mouettes, les vagues, les nuages, les bateaux, tous sont des entités horrifiques.

 Ce qui n'empêche pas le film d'être bardé d'humour, mais poisseux, suintant, qui s'intègre à merveille à l'ensemble.

Dans The Witch, on savait très rapidement que la nature du mal était réelle, fondée, palpable. Dans The Lighthouse, tout s’offre à la réflexion, à l’interprétation. La densité du film est telle que 1001 possibilités existent quant à ce qu’il se passe véritablement sur cette île, et la noirceur du film est telle que ces 1001 possibilités sont toutes mortifères. Le phare censé guider les marins est ici celui qui cause la perte des gardiens, esseulés, en proie à la rage de la nature filmée de façon si belle et terrifiante que ces plans où les lames s’abattent sur les rochers ou ceux dans lesquels des nuages comminatoires se dressent au-dessus du phare dans une tonalité tirant sur le marron me resteront à jamais gravés dans la mémoire. Que dire également de cette séquence de masturbation, hallucinante, aux fantasmes mêlés de sirènes, de tentacules, de vulves écailleuses… Un vrai trip sous opiacé. Et d’ailleurs, vous vous souvenez du plan incroyable de The Witch dans lequel la mère de famille se fait dévorer le sein par un corbeau ? Attendez de voir ce qu’il se passe dans The Lighthouse...

Il s’agit du genre de film dont personne ne peut tirer de vérité absolue. Chacun aura la sienne. Chacun l’interprétera selon sa sensibilité, et, tout en voyant le même film, personne n’aura vu le même. Que se passe-t-il réellement sur cette île ? Qui sont ces deux gardiens ? Quelle réalité perçoit-on ? Tant de choses pour lesquelles nous avons des éléments de réponse que nous comblons avec notre imagination, notre ressenti, mais qui ne se définissent jamais de manière certaine.

Eggers revient avec intelligence sur un sujet qui semble l’animer, à savoir la dégénérescence, la perte de soi, ce qui nous met à mal en rongeant qui nous sommes. En rongeant notre éducation, nos valeurs, notre vécu, notre morale, en nous laissant contempler ce qu’il adviendra de la décomposition de tout ça. À l’image de cette mouette morte, se décomposant dans la citerne, qui marquera le tournant du film. Tout comme dans The Witch, il est impossible de savoir si nous connaissons réellement le personnage de Pattinson ou celui de Dafoe, comme il est impossible de savoir si nous connaissons réellement le personnage de Taylor-Joy ou si celui-ci est corrompu dès le départ par une force obscure. Dans The Lighthouse, la folie guette, mais existe-t-elle ? Sombre-t-il d'eux-mêmes ou quelques chose les y pousse ? La lumière est-elle si innocente que sa fonction peut laisser l’entendre ? Ici, et c’est là le plus terrible, elle semble enfermer des secrets plus obscurs et hostiles que l’obscurité elle-même. Elle est perfide, mauvaise, fallacieuse, dangereuse. Elle est ce qui corrompt et détruit. Comment s’y prend-elle ? Quel charme insuffle-t-elle ? Tout cela est-il réel ? À vous de voir le film pour en tirer votre conclusion.



Une proposition de cinéma comme celle-ci, avec une force si évocatrice, c’est d’une rareté telle que je vous invite avec la plus grande vigueur à aller soutenir cette sortie. Un tel objet laissera forcément du monde sur le carreau. Il est loin, très loin des standards dont on nous gave à longueur de temps, et un tel film dans nos multiplèxes doit obligatoirement trouver un public et une résonance sous peine de se voir à terme noyé définitivement sous les MCU et autres tâcherons comiques sous lesquels notre cinéma national croule désespérément. Si vous n’avez pas de frissons lors des premiers plans appuyés par ce score d’anthologie, je ne peux plus rien pour vous.

                                                  


Jérémie N.
Note du rédacteur : 4,5/5 (Excellent)

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